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    « L'Amour sous algorithme » : comment Tinder manipule nos rencontres

    24 mars 2019 23:00

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    Elle ne croit pas à la coïncidence. Quelques jours avant la sortie de son enquête sur Tinder, Judith Duportail a appris que l'application de rencontres aux 800 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel mettait fin à l'utilisation de l'Elo Score, la mystérieuse note de désirabilité à laquelle les utilisateurs étaient soumis et que la société a toujours gardée secrète. « Elo n'est plus d'actualité chez Tinder », a expliqué la firme américaine dans un communiqué publié sur son site le 15 mars. « Le problème avec ce post de blog, c'est qu'on est obligé de les croire sur parole », note Judith Duportail. Comment fonctionnait cette note ? « Quand votre profil est montré à quelqu'un, vous êtes matché contre quelqu'un d'autre. Si la personne contre vous a une cote haute et vous like, vous gagnez des points. Si elle a une cote basse et vous ignore... vous en perdez », résume-t-elle.

    Attablée dans un café parisien, la journaliste indépendante de 32 ans publie L'Amour sous algorithme (Éditions Goutte d'Or, 2018). Un livre qui oscille entre le témoignage intime d'une jeune célibataire qui multiplie les rendez-vous via Tinder et l'enquête d'une journaliste qui cherche à en savoir plus sur le mystérieux fonctionnement de l'application. Le tout parsemé d'analyses sociologiques ou techniques sur les applications de rencontres. Selon une porte-parole de Match Group (la maison mère de Tinder), cette enquête propose « une interprétation fallacieuse de ces brevets, du système de matching et de l'application du brevet à la plateforme Tinder ». « J'ai commencé à m'y intéresser quand j'ai découvert qu'on avait tous un Elo Score. Ça a fait un écho à un mauvais souvenir du collège quand un garçon avait attribué une note à toutes les filles de notre bande. Moi, j'avais eu 5/10. Du coup, quand j'ai compris que mon téléphone était en train de me noter, je me suis demandé comment ça se passait. »

    En 2017, la journaliste avait déjà réussi à obtenir ses 800 pages de données personnelles conservées par Tinder pour étudier son profil, en vertu de la loi européenne sur la protection des données. Heures et lieux de connexion, contenu des conversations, compte Facebook, limites d'âge appliquées aux recherches, lieu de travail, niveau d'éducation, photos Instagram, tout y était. En revanche, impossible de connaître son Elo Score.

    « Au mieux un client ; au pire un produit »

    Depuis son lancement en 2012, Tinder s'est forgé une solide réputation. En six ans, l'application fondée par Sean Rad et propriété de la société Match Group (qui détient aussi Meetic, Okcupid ou encore Match.com) a acquis plus de 60 millions d'utilisateurs dans le monde.

    Au-delà de son succès économique, la société s'est toujours vantée de défendre l'égalité entre les sexes. Mais lors de son enquête, Judith Duportail s'est rendu compte que les technologies utilisées pour favoriser les « matchs » (validation mutuelle entre deux profils permettant d'engager une discussion) étaient « en totale contradiction avec les valeurs qu'ils prônent au quotidien ». Elle a mis la main sur un brevet de 27 pages déposé par deux des cofondateurs de Tinder, intitulé « US 2018/0150205A1 », et en libre accès sur Google Patent. On peut notamment y lire, exemple à l'appui, que « le serveur peut être configuré pour pondérer différemment les différences et les similarités démographiques, selon le sexe de l'utilisateur ». Selon Judith Duportail, « ce brevet dessine un algorithme qui se laisse la possibilité de favoriser la mise en relation d'hommes plus âgés avec des femmes jeunes, moins riches et moins diplômées ».

    Le raisonnement de la société n'est pas innocent. Dans son livre Dataclysm (éd. en anglais chez Harper Collins Libri), Christian Rudder explique, données à l'appui, que, contrairement aux femmes, les hommes s'intéressent exclusivement aux femmes entre 21 et 24 ans. « Dès qu'elle est en âge légal de boire de l'alcool, une fille est déjà trop vieille », ironise l'auteur. L'appli Tinder se focaliserait-elle sur l'expérience de ses utilisateurs masculins ? Ce sont eux les plus nombreux sur l'application. Aux États-Unis, près de deux utilisateurs sur trois seraient des hommes. « C'est cet immense pool d'hommes frustrés qui payent pour accéder à ces femmes avec lesquelles ils n'arrivent pas à discuter dans les lieux publics. » Et ça marche, l'application est devenue la plus rentable de l'Apple Store devant Netflix ou Candy Crush. Ce qui fait dire à Judith Duportail qu'« on est au mieux un client ; au pire un produit ».

    Manipulation des affinités et note de désirabilité

    En analysant les 27 pages du brevet possédé par Tinder, Judith Duportail découvre que notre façon de « matcher  » n'a rien de hasardeux. Ainsi, l'algorithme est capable de trouver des points communs entre deux utilisateurs à travers leurs photos, biographie, et toute donnée partagée, dans le but de favoriser les matchs. Vous vous affichez avec une guitare dans les bras ? Vous serez classé dans la catégorie « artiste » par l'algorithme de Tinder et donc susceptible de rencontrer un fan de musique – qui a transmis ses données Spotify. Une photo de vous sur un vélo et on vous présentera plutôt des profils de « sportifs ». Peu à peu, Judith Duportail reconnaît des situations troublantes : « Bah, voilà pourquoi t'as été saoulée par toutes les blagues sur BlaBlaCar que te faisaient les mecs... L'appli t'a vraiment présenté des fans de bagnole ! » plaisante la journaliste dans son livre. En effet, si puissante soit-elle, la technologie ne reconnaît pas encore le sarcasme des humains.

    Non seulement l'algorithme de Tinder vous suggère certains profils et en écartent d'autres, mais l'application s'intéresse aussi à votre inconscient, notamment au « mythe de la destinée » qui touche souvent les couples. « Quand deux personnes tombent amoureuses, elles vont chercher des points communs. Moi-même, j'ai fait ça avec chacun des amoureux », raconte Judith Duportail. Concrètement, « le serveur peut être configuré pour rendre un profil plus attirant aux yeux d'un utilisateur en signalant des coïncidences », peut-on lire dans le fameux brevet. Vous pensiez que le destin vous avait réuni avec votre date du soir ? En fait Tinder avait déjà repéré vos passions communes grâce à vos photos ou likes sur Facebook et donc optimisé les chances d'accroches. Une impression désagréable selon Judith Duportail : « J'ai trouvé ça terrifiant, en fait, on est manipulés comme des Sim's [personnages de jeu vidéo, NDLR]. »

    L'algorithme de Tinder serait aussi capable de vous attribuer une « note d'attractivité physique » puisque « les personnes ayant le même niveau d'attractivité sont plus susceptibles de s'entendre », d'estimer votre QI en analysant la qualité de vos messages, via des tests de linguistique développés par l'armée américaine. Elle peut même décider de tricher sur la localisation géographique en vous rapprochant virtuellement un profil qui vous correspond particulièrement. Bref, « on a un peu l'impression d'être un astronaute avec 12 000 capteurs braqués sur nous », résume Judith Duportail. Malgré ce brevet en libre accès, Tinder refuse de dévoiler quelles technologies sont utilisées ou non dans l'algorithme de Tinder. « Pourtant, on gagnerait en transparence à comprendre comment fonctionne cet algorithme », estime la journaliste. Et de conclure : « Je rêve d'une application qualitative où l'on connaît les règles du jeu. » La route semble encore longue.

    Source : lepoint.fr/ Louis Chahuneau

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