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    Mexique : Les «cartels» existent-ils?

    05 déc. 2019 23:00

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     La représentation médiatique et culturelle qui est faite des «cartels de la drogue» mexicains n’a que peu de choses à voir avec un paysage criminel profondément transformé par dix ans de guerre contre la drogue.

    L’heure est au bilan, et il est sanglant. L’année 2019 touche à sa fin, et s’établit d’ores et déjà comme la plus violente qu’ait connu le Mexique depuis le début de la «guerre contre la drogue» en 2006. Indicateur phare de cette comptabilité macabre, le nombre d’homicides volontaires devrait dépasser la barre symbolique des 30.000 cas, tandis que le nombre de personnes portées disparues excède les 40.000. Du jamais vu dans ce pays gangrené par la criminalité organisée, où l’insécurité semble ne plus épargner personne. Le 4 novembre, c’est neuf Américains, trois femmes et six enfants membres d’une même famille mormone, qui ont été massacrés dans le nord-est de l’État du Sonora. Les circonstances du drame, le nombre de victimes et leur citoyenneté américaine ont provoqué une intense émotion au nord du Rio Grande, à tel point que Donald Trump a annoncé son intention de désigner les «cartels de la drogue» mexicains comme «organisations terroristes».

    L’initiative n’a pas manqué de troubler les autorités mexicaines, jalouses de leur souveraineté, et inquiètes de voir la notion de «terrorisme» appliquée de manière «impropre» à l’activité de ces cartels, dont les intérêts sont en premier lieu lucratifs. Un point de vue partagé par de nombreux experts et spécialistes de la criminalité organisée, qui soulignent la difficulté à définir les contours de ces «cartels » qui mettent l’État mexicain à genoux. «Il faut arrêter avec cette notion de cartel de la drogue, elle ne correspond plus à la réalité du crime organisé mexicain», ose même le journaliste et professeur de littérature Oswaldo Zavala. Et quand on lui demande si le titre de son dernier ouvrage Les cartels n’existent pas (2018), est une provocation, lui, assure être le plus sérieux du monde.

    Fragmentation criminelle

    «On n’a jamais autant parlé des ‘cartels de la drogue’, mais cette expression est le reflet d’une vision très américaine du crime organisé, et qui remonte à plus de trente ans, explique Oswaldo Zavala. Les séries télé, les médias, les autorités américaines et mexicaines les présentent comme des organisations très puissantes, indépendantes de l’État et capables de surpasser sa puissance. Cela renforce le consensus autour d’une réponse militariste à ce problème, alors que les faits ont démontré son inefficacité.»

    Initiée en 2006 par le président Felipe Calderon, la «guerre contre la drogue» est en effet considérée comme la principale raison de l’aggravation du climat sécuritaire au Mexique. En jetant les militaires aux trousses des criminels, l’État mexicain a surtout provoqué une mutation radicale du paysage criminel. «À la veille de la guerre contre la drogue, le trafic se répartissait entre une dizaine de cartels hiérarchisés, fortement implantés dans leurs territoires, et se consacrant essentiellement au trafic de drogue», explique Romain Le Cour, doctorant à Paris-I Panthéon Sorbonne et cofondateur du think tank Noria.

    «Une des erreurs de Calderon va être de considérer l’élimination ou l’arrestation des chefs criminels comme une priorité, en pensant qu’en coupant la tête de l’organisation, elle allait se désagréger, poursuit-il. C’est la conséquence de cette vision des cartels comme des pyramides très verticales, alors qu’il s’agissait d’unions assez horizontales d’entités criminelles. En éliminant les chefs de cartels, les autorités mexicaines ont provoqué une fragmentation de ces groupes, qui n’ont pas tardé à se faire la guerre pour le contrôle du marché.»

    Première zone de production d’héroïne au Mexique, l’État du Guerrero est un cas d’école pour ce phénomène. Tenu par le cartel Beltran Leyva jusqu’à l’élimination de son chef en 2009, cette région montagneuse a vu se multiplier les groupes criminels à tel point qu’une carte établie par le bureau du gouverneur de l’État en 2015 en dénombrait au moins 14. Quatre ans plus tard, les estimations tournent autour d’une trentaine de d’organisations criminelles. «J’ai travaillé comme expert auprès de structures d’accueil de demandeurs d’asile originaires du Guerrero, les gens disaient subir la violence de groupes dont nous n’avions jamais entendu parler, qui n’avaient même jamais été mentionnés dans la presse locale», commente Alexander Avina, historien à l’université d’État de l’Arizona.

    Naviguer dans l’État

    La fin des cartels donc? La réalité est plus contrastée. Le maintien non interrompu du trafic de cocaïne démontre l’existence d’organisations suffisamment puissantes dans le nord du Mexique pour importer des dizaines de tonnes de drogue d’Amérique latine, et les acheminer de l’autre côté de la frontière américaine. La fragmentation n’a pourtant pas épargné le paysage criminel des zones frontalières. Le cas de Ciudad Juarez, qui a connu deux «guerres criminelles» à dix ans d’écart est emblématique à ce titre. De 2008 à 2012, 10.000 personnes ont perdu la vie dans l’affrontement qui a opposé le cartel de Juarez au cartel de Sinaloa, finalement victorieux. En 2018, une nouvelle flambée de violence a vu s’opposer une dizaine de groupes criminels issus de la fragmentation des anciens cartels, avant de solder par une trêve, faute de vainqueur.

    Que dire alors de cette tentative avortée par les autorités mexicaines d’arrêter, à la mi-octobre 2019, Ovidio Guzman, 28 ans, fils du célèbre trafiquant «El Chapo» qui a dirigé puissant le cartel de Sinaloa jusqu’à son arrestation en 2016? L’opération de police avait déclenché une réaction féroce des criminels, obligeant les forces de l’ordre dépassées à quitter la ville sans leur prisonnier. «Beaucoup ont vu dans cet événement la preuve de la toute-puissance des cartels et leur capacité à rivaliser avec l’État, mais je pense que c’est faux, affirme Alexander Avina. C’est justement la preuve que les cartels ne vont au contact avec les autorités que quand leurs intérêts les plus fondamentaux sont menacés».

    Le choix de la confrontation directe avec l’État a en effet souvent signé la chute des cartels qui s’y sont osés, qu’il s’agisse des Beltran Leyva en 2009 ou du cartel des Zetas au cours des années 2010. Plus récemment, le Cartel Jalisco Nouvelle Génération (CJNG) a vu sa rapide expansion s’enrayer après avoir abattu un hélicoptère de l’armée mexicaine en 2015. «Aucune organisation criminelle ne vise à faire tomber l’État, abonde Romain Le Cour,. Leur but est de naviguer à l’intérieur de l’État, pas contre lui. Les cas emblématiques d’ultra-violence ne remettent pas en cause cette logique générale.»

     «Petites armées» et réseaux sociaux

    Ailleurs, la criminalité organisée mexicaine offre un paysage morcelé, en mutation permanente. Plus petits, les groupes se livrent à un panel d’activités plus large que le simple trafic de drogue, qui requiert une logistique excédant souvent leurs moyens. Fortement militarisées, ces «petites armées» autonomes utilisent leurs territoires comme des zones d’extraction de ressources financières par l’extorsion et la demande de rançons, là où les cartels d’une décennie plus tôt préféraient y voir des bases d’opérations. Une attitude de «prédateurs» vis-à-vis des populations locales qui explique, avec la multiplication des lignes de fronts entre groupes criminels, l’augmentation du nombre d’homicides ces dernières années.

    Cependant, si la violence en dit long sur l’évolution des organisations criminelles au Mexique, il y a également beaucoup à apprendre des changements dans la manière dont ces groupes... communiquent. Chercheur rattaché à la City University de New York, Philip Luke Johnson a compilé une base de données de plus de 6000 «narco-messages»: bannières accrochées sur des lieux publics, feuilles A4 sur un corps sans vie, chaînes diffusées sur WhatsApp, ou posts Facebook. D’après lui, ces messages seraient d’autant plus fréquents que l’idée de cartel est en déclin.

    «Ces messages apparaissent surtout en cas de conflit pour expliquer les actes de violence, mais ils révèlent aussi que les groupes criminels sont de moins en moins insérés dans le tissu social des territoires qu’ils parasitent, explique-t-il. Ces groupes utilisent les réseaux sociaux pour parler à la population car ils n’ont plus le temps d’établir des relations avec les autorités et les acteurs locaux dans la durée, c’est un contrôle plus distant de leur territoire, et donc plus fragile.» Dans le sud-ouest du pays, ces dernières années ont ainsi vu des milices populaires prendre les armes, et parfois réussir bouter ces «petites armées» hors de chez elles.

    Le mot cartel a malgré tout encore de beaux jours devant lui. «Les cartels des premiers temps ne s’appelaient pas nécessairement comme ça eux-mêmes, mais tous les groupes criminels revendiquent l’appellation aujourd’hui», poursuit Philip Luke Johnson. Un label devenu un incontournable du «mode d’emploi» du cartel débutant qu’esquisse Romain Le Cour en plaisantant à moitié: «Tu fais un message vidéo avec tes amis cagoulés où tu te présentes comme le ‘Cartel-de-ceux-de-la-rue-d’en-haut’, ça crée un sentiment d’appartenance chez tes troupes, ça attire de nouvelles recrues, ça facilite l’extorsion parce que le mot terrorise tout le monde. Tu continues à mettre des bannières un peu partout pour imposer ton nom, jusqu’à ce qu’un jour un analyste décide que tu es une nouvelle menace pour la sécurité nationale mexicaine, et que les journalistes fassent du Netflix avec, soupire-t-il. C’est devenu une marque. Tout le monde aime le mot ‘cartel’.»

    (Source lefigaro.fr)

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