Jeux vidéo : « Call of Duty : Modern Warfare », un regard plus humain sur la guerre
30 oct. 2019 23:00
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C’est un sentiment un peu étrange. L’aventure d’un Call of Duty s’achève, et on ne se sent pas plus bête qu’au début du récit. De souvenir de joueur, c’est une sensation que l’on n’avait plus connue depuis plus de dix ans. Modern Warfare (déconseillé aux moins de 18 ans), sorti le 25 octobre sur PlayStation 4, Xbox One et PC, est le dernier volet en date d’une série de jeux de tir en vue subjective plébiscitée pour ses joutes en ligne intenses, mais dont la partie scénarisée est le plus souvent stéréotypée, abrutissante et grotesque.
De prime abord, la campagne de ce Call of Duty : Modern Warfare (une réinterprétation, avec un nouveau scénario, du Modern Warfare de 2007) semble ne pas échapper à la règle : elle donne envie de se prendre la tête à deux mains. Sa mission mettant en scène un attentat en plein cœur de Londres rappelle le goût contestable de la série pour les séquences-chocs, sans tact face à des événements réels récents. Sa création d’un pays arabe imaginaire siège d’une organisation terroriste internationale, l’Urzikistan, réveille les douloureux souvenirs des clichés racistes de l’épisode de 2007. La façon qu’a le récit de systématiquement poser l’Occident en victime innocente, et la Russie en grand manitou, ne décrochera pas la palme du récit géopolitique le plus subtil.
Manette de PlayStation 4 en main, Call of Duty ne semble pas non plus avoir beaucoup changé. On s’engouffre dans des allées urbaines en couloir, on traboule à travers des cités orientales dévastées, on zone dans des villages à la recherche d’objectifs à sécuriser… Le jeu fait preuve d’une maîtrise certaine en matière de mise en scène et de rythme. Mais la grammaire de Modern Warfare est directement dans la continuité de l’épisode PlayStation 3, comme si le jeu vidéo n’avait pas évolué depuis. Jusqu’à ces routines de programmation vieilles de plusieurs décennies, et ces combats de front qui consistent moins à abattre des vagues ennemies infinies qu’à courir jusqu’au prochain checkpoint pour les faire disparaître. Bref, on s’énerve, on s’ennuie.
Changement de ton à la mi-récit
Et puis, passé la première moitié de l’histoire, presque par surprise, le ton change. Dans cet Arabistan pétri de clichés, qui semble sorti d’un documentaire de Fox News, le jeu se met à raconter progressivement la souffrance de civils terrorisés par les guerres, les invasions étrangères, les attaques chimiques contre une population innocente. Le personnage de Farah, une femme à la tête des forces rebelles de l’Urzikistan – clin d’œil assumé aux Unités de protection de la femme kurdes, ou YPG – prend de plus en plus d’importance.
Contrairement au Modern Warfare de 2007, ce n’est plus de l’Irak de Saddam Hussein dont on parle. Mais de la Syrie de Bachar Al-Assad, de ses hôpitaux bombardés, de ses attaques au gaz sarin contre sa population, de ses groupes rebelles coincés entre forces gouvernementales et milices terroristes radicalisées. Sans jamais le dire explicitement, Modern Warfare, dont le scénario a germé en 2016, devient le premier jeu vidéo portant sur l’écrasement du « printemps arabe » en Syrie, les débuts de la guerre civile et la naissance de l’Etat islamique.
Un jeu où les femmes sont actrices de la guerre
On cesse alors d’incarner uniquement l’agent de la CIA Alex, ou le sergent britannique Kyle, épaulé du truculent Captain Price, va-t-en-guerre et fanfaron, hérité de la série d’origine. Le joueur est amené à se glisser dans la peau d’une femme, d’un enfant, d’une habitante de cet Urzikistan. C’est un retournement de focale inédit : dans ce qui n’a longtemps été qu’une saga de jeu de tir chantant la gloire des armées occidentales, le projecteur se braque pour la première fois sur les laissés-pour-compte de la guerre.
De manière marquante, les femmes sont omniprésentes dans Call of Duty : Modern Warfare. Elles sont soldates, mères, leadeuses, terroristes, prisonnières, monnaie de chantage ou résistantes, actrices pour le meilleur ou pour le pire d’un conflit envisagé dans toute sa complexité. Cette omniprésence de la population civile et les techniques de guerre asymétriques donne également à voir des questions inédites dans la série. Pour la première fois, Call of Duty se met à parler explicitement de convention de Genève, de crimes de guerre, d’armes chimiques.
Au lieu d’altérer l’efficacité habituelle de la saga, industrialisée au point d’être devenue désespérément redondante et prévisible, cette nouvelle approche offre quelques séquences inattendues. A l’image d’une scène d’infiltration durant laquelle, à la tête du système de caméra de l’ambassade américaine en Urzikistan, il faut guider une fonctionnaire jusqu’à la sortie tout en échappant à une milice terroriste. Ou cette mission au cours de laquelle, et sans trop en dire, on incarne le personnage le plus vulnérable qu’un Call of Duty a jamais mis en scène.
Un jeu qui absout l’Occident
N’ayons pas peur de le dire : ce Call of Duty : Modern Warfare est de loin le plus intelligent que la série ait offert ces dix dernières années. L’exploit n’en est pas vraiment un : la saga-phare d’Activision s’était récemment spécialisée dans les scénarios futuristes abscons, les scènes d’hyperviolence gratuites et les éloges bellicistes irréfléchis.
Du reste, cela n’en fait pas pour autant un modèle de finesse, et on hurlera à bon droit contre le manichéisme du jeu. Celui-ci fait porter à la Russie l’entière responsabilité des malheurs de l’Urzikistan (toute ressemblance avec la Russie de Poutine et son soutien à Bachar Al-Assad serait forcément fortuite) ; tandis que les Etats-Unis sont presque totalement effacés de la chaîne des causes.
On pourra également cligner des yeux face à cet Arabistan foutraque, situé en pleine Anatolie, et ce flou perpétuel qu’entretient Modern Warfare entre réalité historique et fiction, jusqu’au mélange de citations de personnages réels et fictifs. Un mélange qui est critiqué depuis la sortie du jeu, en ce qui concerne l’évocation malheureuse d’une autoroute de la mort (la mission « Highway of Death ») attribuée à des bombardements russes : cela alors qu’un « Highway of Death » a bel et bien existé, mais qu’il s’agit d’un épisode de guerre tragique commis en 1991 par l’armée américaine au Koweit.
On pourra également pester contre certains archaïsmes, comme le QI de parcmètre des soldats ennemis, incapables d’initiatives crédibles, mais que Modern Warfare semble vouloir conserver comme autant de traits distinctifs. Ou encore le spectacle pyrotechnique épuisant des tirs et des explosions, qui rend parfois l’action illisible, même sur un écran géant. Mais ce serait rater l’essentiel : au prix de contorsions éprouvantes avec la réalité, Call of Duty a, cette année, quelque chose à raconter.
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